A l’époque où ce mur courbe et la parabole hémisphérique qui le flanque ont été construits, les gens ne connaissent pas encore la télévision. A peine écoutent-ils la T.S.F. au salon, après le dîner.
Entre les habitants de l’anguleuse Terre d’Angles, l’information circule par le bouche-à-oreille ou par les nouvelles écrites, un brin plus fiables, disent-ils. Ces échanges permanents font travailler des milliers de messagers. Pédestres, équestres ou vélocipédiques, à raison de 30% par mode de locomotion, les 10% restants se répartissant, à parts à peu près égales, entre surfeurs du ciel, auto-téléportants très rapides, rares automobilistes un peu snobs et petits animaux-voyageurs, tels que pigeons bannis des cathédrales, pingouins des égouts polaires et maigrichonnes coccinelles des neiges, souvent enrhumées.
Le major James Jiggery-Pokery, fils d’un landlord de pub portuaire va sur ses soixante ans. Jeune, il a fait d’assez brillantes études de physique qui lui ont ouvert les portes de l’Institut Anglican des Ecoutes. L’I.A.E., organisme public au sein duquel il a connu une belle carrière d’espion de terrain tout d’abord, sous l’un de ces pseudonymes bien connus composés de deux zéros suivis d’un chiffre quelconque, le 7 excepté.
Rangé des Talbot surcompressées et des toutes premières Bentley traficotées, il achèvera bientôt sa carrière, après vingt années consacrées ensuite à la recherche sédentaire, années qui l’ont éloigné de sa jeunesse et des galipettes liées souvent au contact de quelque jeune force attractive bien qu’ennemie. A douze mois de la retraite, le major s’est fixé un dernier objectif. Partir, se dit-il, en laissant comme cadeau d’adieu une arme nouvelle et géniale à son grand pays.
J. J.-P. (prononcez Djaydjaypi) se réveille la nuit, depuis un certain temps et sans raison particulière, à trois heures et huit minutes précises du matin. Resté bon observateur de bien des phénomènes physiques, il sait ce qui le tire du sommeil avec cette agaçante et nocturne régularité. C’est un bruit.
Pas un de ces bruits violents qui vous envahissent l’espace et que vous associez tout de suite à leur cause: cloche qui sonne l’heure, par exemple, et, à trois heures huit, que pourrait-elle bien sonner, good Heaven?
Pas de la musique (qui serait encore pardonnable si elle était à votre goût), ni non plus un de ces produits sonores qui vous énervent et vous taraudent la cervelle, girouette qui grince, veau mal élevé qui tète sa mère à l’étable en gargouillant, roue de bicyclette qui frotte sur son garde-boue... Non, un bruit indéfinissable, quasiment inaudible, provenant de partout et qui vous enveloppe, qui s’établit, qui est là, stupidement alliez-vous dire. Un bruit sans identité, inacceptable. Un bruit à qui l’on voudrait nier le droit à l’existence. Un bruit qu’il faut identifier... et tuer.
Or, pour le connaître, il faut une arme et, en matière de sons que l’on écoute, le major Jiggery-Pokery en connait un rayon, mieux: de multiples longueurs d’onde. Il croit savoir d’où il vient, le bruit. Après leur dernière défaite, les Grands-Germains rêvent de vengeance et les sons qui le réveillent chaque nuit attestent d’essais d’approche aérienne en catimini...
Le major trouvera l’oreille du Prime Minister, fera financer son projet et naissent ainsi ces paraboles et ces murs d’écoute braqués, par-dessus les Bas-Pays, vers la Grand-Germanie. Il s’agit de repérer, avant même qu’on les verra, au vrombissement qu’ils émettent, les aéronefs ennemis. James Jiggery-Pockery est félicité, décoré et mis à la retraite, dès les édifications finies...
En Belle-et-Grande-France aussi, de possibles préparatifs belliqueux inquiètent, qui seraient le fruit de manigances grande-germaine et belle-romaine. Un officier du renseignement aussi célèbre que James Micmac (autre pseudo écossé du major), s’appuyant sur sa longue expérience de la détection de mines, adapte la technique des poêles à frire à la recherche spatio-temporelle des sons.
M. Onésime Bergamot, parce qu’il est originaire d’une localité des environs de Nancy, est bien connu de la population comme l’espion qui venait du Frouard. Moins unidirectionnelle que les murs et les paraboles de l’espion d’Angles, sa machine, composée de quatre cocottes-minute de haute technicité, écoutera au Nord, à l’Est, au Sud et à l’Ouest. Comme on le verra sur le remarquable document photographique ci-joint, Onésime Bergamot (au premier plan) s’est même donné la possibilité d’enregistrer en personne tout ce que ses hommes écoutent. L’ingéniosité de la méthode et la multiplicité des buts recherchés seront louées par la Chambre des députés et le Sénat, à l’unanimité de leurs membres. Après quoi, touché par la limite d’âge comme son grand-anglish homologue, l’officier de renseignement se retire à Moncel-sur-Vair, dans les Vooosches, en face de Domrémy-la-Ficelle d’où Jeanne veille désormais sur lui.
Il se raconte que, dans la foulée, les Grands-Germains, les Tsévoclaques et les Bas-Paysans ont développé d’approximatifs machins écoutants. Avec plus ou moins de succès... Retenons, parmi ces essais, l’écouteur individuel photographié du côté d’Eindhoven. D’une part, parce qu’il n’est peut-être pas zoo-landais; d’autre part, parce qu’il a joué dans cette histoire un rôle démystifiant, oserait-on dire.
L’individu affublé des grandes oreilles en aluminium brossé a été vu, la toute première fois, assis au bord d’un cumulo-nimbus qu’il pilotait en le faisant tirer par une patrouille de cerfs-volants. Quand il fut contraint à atterrir et appréhendé, il prétendit ne rien avoir à faire avec de prétendues écoutes. La police militaire du Zoo-land prouva cependant très vite que la peau des cerfs-volants captait des sons venus de très loin, de l’autre côté de la terre quasiment, que ce pelage renvoyait ces sons sur les grandes oreilles du bonhomme et que lui les répercutait à plaisir, en les réorientant, vers les systèmes de James, d’Onésime et des autres, détournant ainsi ces derniers (les systèmes, bien sûr) de leur utilité première. L’homme prétendit qu’il agissait simultanément par amour de la musique et par antimilitarisme convaincu.
Le scandale fut à son comble lorsque le monde apprit, quelque temps et maintes missions secrètes plus tard, qu’un Japounet répondant au nom pétaradant de Yamamoto Kadératé (c’est le petit homme à chapeau, à gauche, qui tient une enveloppe de format 21x29,7) avait mis au point, grâce à des subsides civils et militaires, un orchestre mécanique géant de quatre hénaurmes trombones dont les notes innocemment renvoyées par les cerfs-volants ont laissé à la Grand-Germanie tout loisir de préparer ses attaques sans faire rien entendre d’autre que des valses oum-pah-pah... (Ne reste plus qu’à expliquer la présence du canon sur l’image japounette).
Mais comme l’individu aux oreilles en alu ne savait pas d’où venait la zizique qu’il téléchargeait et qu’il n’avait pas connaissance non plus des parlantes photos hipponnes, il fut mis hors de cause assez vite.
C’était en effet le meilleur service à rendre au grand-père de notre bon ami poète et génial inventeur, lui aussi, bien connu sous le nom de bonne-voglie, que nous saluons ici avec un très grand plaisir et que nous félicitons vivement d’avoir eu un aïeul attaché à l’écoute des bruits de ce monde et d’avoir poursuivi, fidèle, le pilotage des nuages et l’écoute des cerfs-volants.
Antoine Mack